L’apparition de la polyphonie – le chant à plusieurs voix – se perd dans la nuit des temps sous la forme de voix monocordes accompagnant le chant, ou de « bourdons » instrumentaux. La liturgie byzantine a toujours connu ce genre d’accompagnement vocal, appelé « ison », qui a pris le nom inapproprié d’ « organum » dans le plain-chant occidental.
Et il est bien difficile de nier son existence dans la liturgie catholique, puisqu’il est explicitement mentionné dans le traité répertorié sous le nom de « Musica enchiriadis de Hucbald » (fin du IXe s.) mais qu’on devrait plutôt désigner par « Enchirias musices » (manuel de musique) et qu’il faut plutôt attribuer à Ogier de Laon.
Ainsi l’organum qu’on voit apparaître au IXe s. n’est que la formalisation d’usages connus dans toutes les civilisations, et surtout quasiment instinctifs. En effet, la fonction de cette note longuement tenue est double. Métaphysique, elle relie l’exécution à une harmonie cosmique digne de Pythagore et de Platon. Pratique, elle permet d’empêcher le chanteur de baisser et donc de le garder dans la vérité de l’harmonie dont il est question.
Le XIIe s. est le seuil à partir duquel la polyphonie véritable peut naître. Tout d’abord parce que le clavier prend son allure définitive, permettant de jouer librement deux ou trois mélodies, et que la notation « diastématique » (repères de hauteur sous forme de notes carrées avec des lignes) permet d’écrire ces mélodies. Les chanteurs ne se privent donc pas d’explorer ces nouvelles voies.
Le « plain chant », à l’unisson ou doté d’un organum parallèle inférieur, évolue : la mélodie, dite « vox principalis » ou « cantus firmus » est accompagné non plus d’une voix inférieure, mais surmonté d’une voix supérieure dite « vox organalis » ou « déchant ». Cette voix n’est plus parallèle, mais peut aussi effectuer des mouvements contraire, comme l’explique Guy d’Arezzo dans son traité « Micrologus ». Cette liberté, à l’origine du contrepoint, constitue en soi la naissance de la polyphonie. Mais son éclosion véritable se produit lorsque ces mouvements s’affranchissent totalement de celui du cantus firmus, introduisant des « mélismes » (vocalises) là où le cantus firmus originel ne délivre qu’une valeur devenue longue, technique appelée « organum fleuri », qui se développera grâce à l’Ecole de Notre-Dame (Paris).
> Nombreux exemples audio d’organum (page en néerlandais) : http://www.hku.nl
Désormais d’autres voix s’ajoutent : avec deux c’était le « duplum », désormais on trouve le « triplum » puis le « quadruplum ». Pour coordonner toutes ces voix, le maître de chant pratique le « tactus » qui consiste à frapper le pupitre du doigt pour marquer des repères. Les barres de mesure ne sont plus très loin, et le milieu monastique voit déjà le danger : la disparition de la suave liberté rythmique du plain chant ! Et c’est ce qui se produira !
Mais il faut bien reconnaître que les compositeurs de l’Ars Nova produisent des merveilles. Au XIIIe s. le Viderunt Omnes (Epiphanie) écrit en quadruplum par Pérotin-le-Grand subjuge par son éclat harmonique et la modernité des enchaînements de consonances et dissonances particulièrement osées !
La polyphonie se structure en deux premières catégories :
– le « conduit » doit son nom à sa fonction d’accompagnement des déplacements des prêtres, intervalle nécessaire mais extra-liturgique, qui pour cette raison s’affranchit des règles (texte et musique libres).
– le « motet » : né de la pratique des « tropes », il est lui aussi un texte ajouté, ce sont des « petits mots », des « motets ». L’ancien « duplum » devient « motetum ». C’est un joyeux pot-pourri, où des mélodies parfois profanes viennent s’adjoindre à des mélodies sacrées, où l’on fait se succéder et se superposer de courts motifs issus de différents auteurs, quand ce ne sont parfois même différentes langues !
La polyphonie entre dans l’âge adulte au XIVe s. avec des compositeurs tels que Guillaume de Machault, et sa fameuse « Messe de Notre-Dame ».
Au XVe et XVIe s. on atteint l’âge d’or avec Josquin des Près, Guillaume Dufay, et Palestrina. Fait unique dans l’histoire de l’Eglise, celui-ci est la seule personne a avoir jamais été citée nominativement en exemple dans les textes magistériels : ainsi, au sujet de la polyphonie sacrée, on peut lire « Son plus grand auteur fut, dans la seconde moitié du XVIe siècle, Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594) » (Instruction « De musica sacra », 1958). Une déclaration de ce genre, dans un tel texte, est tout à fait rarissime, voire unique.
Il faut ici noter le problème posé par la complexité des voix, qui est celui de l’intelligibilité du texte, indispensable dans la liturgie. Ce problème fut soulevé lors du Concile de Trente lors duquel la polyphonie courut le risque d’être sérieusement bridée. Saint Charles Borromée – on l’oublie un peu trop – sut orienter les débats dans le sens de la modération, et Palestrina fit dans le même temps la démonstration, par sa fameuse Messe du Pape Marcel à 6 voix, que la richesse du contrepoint n’empêchait pas l’audibilité du texte. Sur quoi le pape Pie IV, ayant entendu cette messe, ne put se résoudre à interdire une telle splendeur.
Mais le XVIIe s. bascula rapidement dans le lyrique, comme en témoigne les « Vêpres de la bienheureuse Vierge Marie » de Monteverdi (1567-1643), œuvre remarquable mais qui sonne l’entrée de la mondanité dans le domaine de la musique sacrée. C’est le cas de la Messe de Minuit de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), dont par exemple le Kyrie, au rythme dansant (!) fort agréable à chanter, n’exprime pas la moindre spiritualité. L’Allemagne connaît alors Jean-Sébastien Bach (1685-1750), mais la culture protestante – qui n’admet pas, avec raison, les mondanités – est un écrin idéal pour ce compositeur qui va ouvrir dans ses œuvres les portes de la transcendance comme peu l’on fait avant lui, sinon les compositeurs de l’Ars Nova et avant eux les auteurs anonymes du plain chant… Suivra ensuite Wolfgang-Amadeus Mozart (1756-1791), certes génial, mais dont la spiritualité ne s’éveilla qu’à l’approche de la mort.
Avec la période classique nous entrons ensuite dans le monde des virtuoses techniques. Les œuvres brillantes, grandioses et époustouflantes ne manquent pas. Mais en matière de musique sacrée on peut s’interroger : de qui célèbre-t-on encore le gloire, de Dieu ou des musiciens ?
La période romantique, succédant au délabrement entraîné par la Révolution française, n’arrangera rien. La musique sacrée du XIXe s. laisse trop de part à une sensiblerie anthropocentrique qui n’a pas sa place dans le sacré. Le style post-révolutionnaire introduit des polyphonies en français qui ne valent rien et dont les niaiseries causeront de sérieux dégâts sur le long terme. En 1845 un lecteur dijonnais écrit à une revue spécialisée qu’à la cathédrale « le culte, du fait de la musique, est menacé d’une déconsidération qui rejaillit sur lui ». C’est seulement à la fin de ce siècle que des musiciens tels que Louis Niedermeyer, réinstaurent la modalité dans la musique sacré, tandis que Dom Guéranger, en raison de sa réforme du plain chant, donnera à l’abbaye qu’il a fondé une notoriété telle que, plus tard, Claude Debussy viendra y faire examiner l’une de ses œuvres et tint compte des observations qu’on lui fit !
Le début du XXe s., en matière de musique sacrée, fut bien plus celui des organiste que des chœurs, à l’exception remarquable des Chanteurs de Saint-Gervais, à Paris, fondés par Charles Bordes en 1892. Ce dernier fit resurgir du néant culturel les maîtres de la Renaissance, et connut un succès considérable. Il créa dans le même temps, avec Vincent d’Indy et Alexandre Guilmant, les fameuses « Editions de la Schola Cantorum » qui permirent à des centaines de chœurs paroissiaux de retrouver les splendeurs que le lyrique et le romantisme avaient relégués dans de véritables oubliettes.
Dans les années 30 à 50 France était encore dotée de quelques grands maîtres de chapelle (qui se distinguent des « chefs de chœur » par leur capacité à composer). Citons deux figures aux profils complètement opposés : le génial et impétueux Joseph Samson à Dijon et le discret Révérend Père Berchten (ofm) à Bordeaux. Sans oublier Alexandre Lesbordes à Lourdes, Henri Carol à Monaco, Joseph Roucairol à Montpellier, et il faudrait en citer d’autres. Mais l’Eglise de France les a bien vite oubliés.
Parmi les phénomènes notables du XXe s. il faut noter aussi l’émergeance d’un courant nouveau : celui des petits chanteurs. Les maîtrises qui existaient depuis les premiers siècles du christianisme avaient toutes été foudroyées par la Révolution Française. Leur résurrection fut permise par l’intervention de Napoléon Ier, puis de Napoléon III, puis le mouvement s’essoufla. Mais en 1907 deux scouts fondent un chœur de garçons qui n’est rattaché à aucune paroisse, et qui fusionnera avec un projet similaire pour former les « Petits Chanteurs à la Croix de Bois », qui connurent leur apogée sous la direction de l’Abbé Maillet. Leur influence sur la vie paroissiale fut telle que les enfants de chœur de toute la France délaisseront la soutane et le surplis pour adopter l’aube et… une croix de bois ! Ce mouvement magnifique s’effondra au cours des années 70 dans l’indifférence générale, laquelle ne semble pas près de cesser…
Les années 60 furent le début d’une décadence dramatique, plus efficace encore que certaines invasions barbares. On ne fit pas que jeter les partions de qualité à la poubelle et chasser les bons musiciens, on éduqua les fidèles à l’absence totale de polyphonie de qualité, on supprima la formation des séminaristes à la musique, et l’on fit même disparaître les formateurs. Pendant la seconde moitié du XXe s. les vrais musiciens d’église firent de la résistance, et parvinrent à transmettre leur savoir-faire à quelques disciples. Puis, naturellement, ils disparurent.
Aujourd’hui le bilan est lourd. Lorsqu’on veut parler de polyphonie en France, que trouve-t-on ? Des cantiques populaires harmonisés à la va-vite sur des guitares et quelques polyphonies écrites par des organistes. Pire : un style syllabique indigent s’impose partout ; les compositeurs ne savent même plus écrire une syllabe sur ne serait-ce que deux notes : point de mélismes ni de contrepoint !
La polyphonie, dans la liturgie de l’Eglise de France, est aujourd’hui réduite au niveau du cantique populaire. Comment, dans de pareilles conditions, faire revenir les vrais musiciens ? Il faudrait d’abord que ceux-ci aient de nouveau une place dans la liturgie paroissiale… nous en sommes encore loin, puisque pour traiter le problème à la racine il faudrait déjà que le clergé se soucie de la formation des jeunes à la musique sacrée. Nous savons que cette préoccupation est, curieusement, rare dans les milieux traditionnels. Mais que dire de la formation à la polyphonie dans les Diocèses de France ? Tout est sciemment orienté vers les « compositeurs » contemporains, dont les œuvres n’exigent aucun savoir-faire. Palestrina et Bach attendront encore. Ils le peuvent, eux !
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Bibliographie (pour la période médiévale) : Jacques Chailley, « Comment naquit la polyphonie », in « Chant Floral » n°45, 1985.